Works
Drammaturgie | 2008

Le voyage d’Urien

01-16-2009
Le voyage d'Urien
Au cours de ce concert au CRR de Paris, était présentée en création mondiale la nouvelle oeuvre de Lucia Ronchetti. Cette compositrice italienne est née en 1963. Elle a étudié avec Sylvano Bussotti (le grand provocateur opératique), Salvatore Sciarrino et Gérard Grisey. Elle compose ses premières oeuvres importantes à partir des années 1990 : beaucoup d'opéras de chambre, de musique pour petit ensemble avec ou sans électronique, et d'opéras radiophoniques.
Le Voyage d'Urien, composé en 2008 sur des textes tirés d'André Gide (Urien) et de psychiatres français du XIXè siècle, est une sorte de théâtre musical, visant à relier sur scène les deux ensembles Neue Vocalsolisten Stuttgart et 2e2m, sous forme de personnages. Chaque personnage est formé par un couple chanteur/instrumentiste et disposé sur la scène : Le contre-ténor avec l'alto, la soprano avec la trompette, le ténor avec le saxophone, la basse avec le violoncelle, le baryton avec le cor, et la percussion seule au centre, alter-égo du chef d'orchestre. Je vous laisse imaginer la palette compositionnelle qui s'ouvre ainsi, à la fois en termes de synthèse de timbres mais aussi en termes de caractérisation des personnages.
Les personnages, qui sont-ils ? Des malades psychiatriques en état d'errance, ayant un besoin de fugue compulsif, des vagabonds un peu fous qui ont fait l'objet d'études par des psychiatres (Colin, Courbon, Tourette etc.) dans le domaine des "maladies mentales transitoires". Ces "voyageurs aliénés", comme les apelle Lucia Ronchetti, ce sont par exemple S., une femme âgée étudiée par MM. Benon et Froissart en 1908 et représentée par le ténor/saxophone ; ou Nichette, une femme observée par Janet en 1898 et représentée par le soprano/trompette. Il y a aussi Urien, qui erre dans la mer des Sargasses, au baryton/cor.

Les textes alternent des soli et des tutti. Les soli, c'est quand un malade exprime son mal. Par exemple : "je ressens d'abord comme un tressaillement, puis une contraction nerveuse générale ; la tristesse s'empare de moi, un profond dégoût de tout ce qui existe, et je pars". Les tutti, ce sont les commentaires des médecins. Par exemple : "Albert éprouve, nous dit-il, une impulsion irrésistible de marche avant l'accès qui le force à partir. Son caractère change, il devient morose et taciturne, il éprouve un violent mal de tête accompagné de sueurs profuses, il a des bourdonnements d'oreilles, des étourdissements et un tremblement nerveux qui le force à marcher".
Lucia Ronchetti a composé avec Le Voyage d'Urien une pièce tout à fait intriguante, et surtout très originale.
Il faudrait parler du sujet, d'abord. Le sujet est extrêmement important, lorsqu'on sait qu'aujourd'hui une bonne partie des oeuvres vocales scéniques sont encore basées sur des sujets éculés qui ne sont que des poncifs de l'opéra. Prendre pour texte des écrits de psychologues du 19è siècle est une très belle idée, d'autant plus qu'elle vient à l'appui d'un récit énigmatique d'André Gide, auteur peu couru par les compositeurs. Sur le fond, le sujet est traité avec beaucoup d'intelligence. Les personnages sont des archétypes, en l'occurrence des patients sous l'oeil de docteurs. La compositrice utilise ces archétypes pour nous faire voyager dans l'histoire de la psychiatrie. Elle pose des problèmes philosophiques sur les concepts liés à l'existence. La fugue obsessionnelle n'a pas de but, c'est une réaction à un trouble, un symptôme, mais c'est un acte conscient qui a des conséquences spéciales. C'est à la fois un état clinique et une réaction sociale. Je trouve personnellement assez intéressant qu'une oeuvre musicale puisse me faire réfléchir à ces questions.
Il faudrait parler aussi des associations voix/instrument. Je suppose que Lucia Ronchetti a longtemps réfléchi à la nature de ces associations. Peut-être s'est-elle appuyée sur les nombreuse recherches qui existent dans le domaine du timbre, par exemple pour savoir quels instruments faut-il combiner pour avoir tel ou tel timbre, sachant que devant la multiplicité des possibilités les ordinateurs peuvent nous aider à trouver la solution la plus adaptée. Peut-être a-t-elle aussi pensé ces associations sous des rapports plus concrets, en se demandant quels "mariages" pourraient être intéressants d'un point de vue musical et scénique, et en imaginant peut-être les musiciens eux-mêmes. Les personnages sont caractérisés par la musique, mais la question du sexe a son importance. Albert est un contre-ténor/alto, l'alto étant joué par une femme et la voix de contre-ténor étant placée aussi haut que celle d'une femme. Il faudrait savoir en quoi cette association caractérise-t-elle le personnage d'Albert ? Par ailleurs, il me semble clair que chaque association, par son caractère spécifique, sert l'unicité des personnages les uns par rapport aux autres.
Sur un plan plus général, l'alternance soli-tutti est aussi réalisée avec minutie. Sur le plan de l'écriture musicale, Lucia Ronchetti fait preuve d'une virtuosité incroyable, qui renouvelle grandement mon expérience d'auditeur. Pour arriver à faire fonctionner ensemble tous ces "doubles", il faut vraiment une maîtrise technique imparable. Car je tiens à le préciser, le résultat musical est tout à fait probant. Contrairement à beaucoup de compositeurs qui ont des idées mais dont la réalisation musicale laisse perplexe, Lucia Ronchetti déploie un art consommé de la composition, à la hauteur de ses maîtres. Chaque moment de la partition comporte des harmonies sublimes et des idées inattendues, et la dynamique est sans cesse renouvelée.
De par sa configuration scénique, cette pièce est un spectacle complet, plein de surprises, qui comporte beaucoup de moments très drôles, et fait preuve d'une grande générosité envers l'auditeur. Ce n'est pas négligeable, surtout dans un conservatoire, où la quasi-totalité du public est constituée de musiciens, dont certains sont en phase d'apprentissage, et c'est une belle leçon de leur montrer que la musique contemporaine peut être aussi, et surtout, immensément gratifiante.
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