Interviews
2012
Interview with Laurent Feneyrou (FR)
Votre œuvre est encore méconnue en France. Vous participez, avec ce concert, pour la première fois, au Festival d’automne à Paris. Comment définiriez-vous en quelques thèmes votre trajectoire et votre travail de compositrice ? Quelles préoccupations musicales sont au cœur de votre écriture ?
La France ne me connaît pas, mais moi, je connais la France, et c’est bien plus important ! De 1990 à 2000, j’ai en effet étudié, intensément, avec deux personnes éclairées et savantes, Gérard Grisey et François Lesure. Avec Grisey, j’ai analysé en profondeur les œuvres de Messiaen et leurs implications dans les techniques de recherche spectrale sur le timbre. Sous la direction de Lesure, j’ai écrit une thèse de doctorat consacrée à l’influence de Wagner sur l’écriture orchestrale de la fin du xixe siècle français, après avoir analysé des centaines de pages manuscrites d’Ernest Chausson comme prémisses possibles du processus de génération du matériau dans la musique de Debussy.
Ces deux phases d’étude, parallèles, longues et difficiles, ont peut-être retardé ma « carrière », mais ont été plus qu’une simple trajectoire : la condition sine qua non de ma recherche compositionnelle.
Mon travail des dernières années s’oriente dans trois directions.
Une musica reservata, des compositions que je n’écris que pour moi. Ce sont des réflexions, des journaux, des esquisses, des analyses et des essais techniques qui préparent ou qui suivent des projets de théâtre musical. La majeure partie de ces pièces, pour alto solo ou pour alto et électronique, ont été réalisées à l’Experimentalstudio de Freibourg avec Barbara Maurer et Reinhold Braig. J’y explore certaines des techniques instrumentales les plus extrêmes pour chercher une voix spécifique de l’instrument, en exaspérant la particularité timbrique liée au matériau et à la forme de l’instrument, son acoustique interne, avant même sa technique d’exécution.
Une deuxième direction de ma recherche – les dramaturgies – porte sur le traitement de la voix, en particulier sur la continuité / discontinuité entre voix parlée et chantée et la réalisation vocale du timbre textuel, la création d’une mélodie qui identifie et transcrit les sons inhérents à la parole prononcée, son image acoustique. À travers une collaboration de dix ans avec les Neue Vocalsolisten, j’ai cherché à inventer un théâtre musical en l’absence même de scène, un théâtre musical basé sur la dimension sculpturale de la voix et l’identité acoustique des personnages.
Le troisième orientation, la plus manifeste et publique, concerne les productions de théâtre musical, les productions imminentes avec le Nationaltheater de Mannheim et le Semperoper de Dresde par exemple. Dans ce domaine, contre la tendance à la « spectacularisation » de l’opéra, à ce qui tient de son immanence performative, mes préoccupations fondamentales restent la partition et le livret. Je crois fermement qu’un projet de théâtre musical ne saurait être autre chose qu’une pure distraction (entretenir le publique) sans la connexion unique et nécessaire entre ces deux réalités : une écriture déterminant la musique et une composition amplifiant et soutenant le sens et le son du mot. Je crois en le librettiste, en cet autre type d’écrivain, sensible, astucieux, capable d’élaborer un texte qui se projette dans la temporalité performative spécifique de la langue parlée et chantée. Et je crois en l’objet neutre, en la partition réalisée sur et avec le texte, objet ou fichier en soi silencieux et fragile, sans aucun attrait visuel, mais qui peut être transmis et peut être susceptible de « mise en scène ».

À propos de Hombre de mucha gravedad, vous citez les Ménines de Vélasquez. Qu’y avez-vous cherché ? Et comment traitez-vous ici la voix et le quatuor à cordes ?
Cette œuvre est une étude acoustique du tableau de Vélasquez et de Vélasquez lui-même, hombre de mucha gravedad selon Antonio Palomino. C’est Vélasquez qui trace la crête entre le visible et l’invisible, entre son entrée en scène et la scène peinte dans le tableau que nous ne pouvons voir. Le peintre se penche de derrière sa toile pour regarder le spectateur, en immortalisant ce moment de silence et de stupeur réciproque entre les personnages invités à admirer la copie réelle (couple royale) et nous-mêmes qui regardons le tableau. Immédiatement avant et immédiatement après, ces invités étaient et seront en mouvement, dialoguaient et dialogueront entre eux, dans la toile et en dehors d’elle.
L’hypothétique dialogue entre les dramatis personae est reconstruit à travers un collage de fragments empruntés à des poètes proches de Vélasquez et de la cour de Philippe IV, après une reconstruction et des études sur la fonction et le caractère de ces personnages : la discrétion de l’Infante, la vulgarité de la naine Maribarbola, l’hilarité légère et folle de Nicolas Pertusato, la sévérité de la chaperonne doña Marcela de Ulloa. Chaque personnage du tableau est composé de voix et d’instruments, et adopte une musicalité spécifique. Chacun est traité acoustiquement selon une progression qui a lieu et se développe dans le temps du dialogue et à travers les deux quatuors, en rompant la symétrie et l’homogénéité par des perspectives acoustiques empruntées à la peinture.

Helicopters and Butterflies s’inspire du Joueur de Dostoïevski. Comment avez-vous lu ce roman, quels éléments en retenez-vous ? Votre œuvre croise souvent le chemin de la littérature. Comment abordez-vous ce croisement dans le cas précis de Helicopters and Butterflies ?
Ce qui m’a toujours fasciné dans Le Joueur, ce sont les accélérations subites de la narration et la réaction de l’écriture qui suit sensiblement le cours du récit. Peut-être est-ce en raison du moment où il a été écrit, sous la pression de l’expiration imminente d’un contrat vital pour Dostoïevski, et du fait qu’il ait été dicté à un sténographe pour en accélérer l’écriture, toujours est-il que ce roman laisse apparaître, outre son intrigue, la manière dont il a été fait et défait. En ce sens, il témoigne de la singulière violence de l’invention de Dostoïevski. Tout y est à découvert, rythmique, dynamique. Les grandes stases et les événements accumulés dans le cadre d’un crescendo général vers la catastrophe génèrent une expérience particulière chez le lecteur : la lecture elle-même est théâtrale.
J’ai confié mon Joueur à un percussionniste parce que, dans la pratique contemporaine, c’est le musicien qui, plus que tous les autres, explore et touche la réalité, car introduisant souvent dans la performance musicale des objets de la vie quotidienne.
C’est celui qui, plus que tous les autres, oscille entre le tacts chronométrique de la réalité et le timing de la composition : il doit toujours changer d’instrument et de production du son, et calculer les déplacements de son corps sur l’estrade. Il est toujours à la frontière entre représentation performative et organisation prosaïque, une frontière aimée et contrôlée avec une rare sensibilité par le soliste Christian Dierstein. 

Dans un article intitulé « The Hearing Subject », vous avez abordé la question de l’écoute. Quel type d’écoute souhaitez-vous éveiller avec ces deux œuvres ?
Les deux sont des tentatives de théâtre acoustique, des opérations dramaturgies en l’absence de scène. Le visuel est lié à la théâtralité pure de la performance musicale sans jamais devenir « mise en scène ».
Dans Hombre de mucha gravedad, les musiciens se placent comme dans la cage spatiale inventée par Vélasquez pour ses personnages, rompant ainsi les lignes du double quatuor et décrivant une profondeur horizontale entre les premiers plans et l’arrière-scène. Le spectateur est face à la source sonore et écoute progressivement les différents « personnages », des principaux jusqu’à ceux en fond de scène. Quand les deux quatuors deviennent tout d’un coup « unifiés » – cette représentation de la copie réelle (couple royale) et du miroir qui les reflète –, le dialogue entre les personnages s’interrompt et retourne à la forme du « concert » : huit musiciens engagés dans une performance abstraite.
Dans Helicopters and Butterflies, la génération du son évolue de bas en haut, du sol sonore que le soliste percute avec des chaussures tip-tap à la roulette suspendue en haut du set. Le vortex sonore de bas en haut se répète dans des tempos et des structures rythmiques différentes, mais toujours à l’intérieur d’une hypothétique trombe sonore (tourbillon) que le percussionniste explore verticalement, avec une violence et une délicatesse extrêmes, comme le titre le suggère.