Interviews
2013
Interview with Jéremie Szpirglas (FR)
La compositrice italienne Lucia Ronchetti s’est inspirée d’une œuvre jamais réalisée de Claude Debussy, Le Palais du silence, pour sa création (au titre éponyme) qu’elle voit comme « un palais de tarkovskienne mémoire, habité seulement par des événements atmosphériques qui adviennent selon des sonorités liminales dans de vastes espaces acoustiques ». Une œuvre sur la trace de ce qui n’est jamais advenu qui sera présentée le 8 novembre 2013 à la Cité de la musique.

Qu’est-ce qui vous a séduit dans ce projet non réalisé de Debussy, Le Palais du Silence? Pourquoi reprendre celui-là spécifiquement (et pas une de ses Sonates, par exemple)?
Je veux croire que Debussy se proposait là un projet-mirage, une architecture acoustique liminale, une musique qui dessine l’ombre sonore laissée dans l’espace par des sons déjà passés. J’ai également le sentiment que ce mirage debussyste est l’un des points de départ possibles de ce voyage à l’intérieur du son qu’ont réalisé l’école spectrale et Hugues Dufourt, estimé dédicataire de la pièce.
Le titre Le Palais du silence fait rêver en même temps qu’il pose l’hypothèse de l’inouï. Ce titre témoigne des intentions conceptuelles de Debussy, de ses investigations sur la nature du son ainsi que la relation entre son et air, en tant que espace vibrant. L’absence de la partition évoque une présence évanescente, que chacun peut librement imaginer.

Comment vous êtes vous approprié le projet? L’aura de Debussy est-elle présente dans votre écriture?
Toucher ou retravailler des pièces de Debussy aurait été un sacrilège à mes yeux. J’ai plutôt essayé d’enquêter sur certains aspects de la modernité de sa production, et de mener cette enquête directement en musique, plutôt qu’en passant par l’écrit. Ma composition est donc plus une analyse compositionnelle qu’une orchestration.
J’ai choisi quelques fragments extraits de Le vent dans la plaine, Des pas sur la neige, La cathédrale engloutie et de Jardins sous la pluie, pièces dans lesquelles Debussy se mesure au silence, ou au silence comme condition essentielle de l’écoute des sonorités extrêmes. Il y explore la possibilité de traduire en musique des sons concrets qui se déroulent en continuité et sont perceptibles uniquement dans certaines situations d’écoute, filtrés par l’environnement même : la dispersion du vent dans un espace ouvert, des pas assourdis par la blancheur souple de la neige, la pluie atténuée par un tapis herbeux, la cathédrale qui descend silencieusement dans l’abysse. Le compositeur y fait l’expérience d’un dépassement de la technique traditionnelle et cherche une translittération acoustique dictée, non par la littérature pianistique, mais par un phénomène naturel.
Deux mesures d’après Cloches à travers les feuilles sont citées à la fin de la pièce : est-il possible d’entendre les feuilles mises en résonance par l’onde sonore déclenchée par une cloche ? Et les feuilles frémissantes filtrent-elles le son de la cloche, participant ainsi à sa dissipation ? Les outils actuels nous permettent de répondre à ces questions, en capturant cette dispersion sonore pour l’amplifier et la traiter, mais Debussy n’avait à l’époque que son clavier tempéré. C’est alors que des voix (celles des musiciens) nous rapportent les indications les plus paradoxales et symptomatiques qui figurent sur ses partitions : « cédez, cédez, en dehors ».

Le projet compositionnel se reflète dans le dispositif scénique que vous avez imaginé pour les musiciens: pouvez-vous nous le décrire?
Le piano est ouvert, au centre de la scène, terrain de jeu pour les trois percussionnistes qui en utilisent les ressources percussives, à partir des fréquences originelles de Debussy. Autour du piano, les musiciens de l’ensemble forment deux demi-cercles, dont la disposition participe de l’idée de propagation sonore des fréquences générées par le piano, du grave à l’aigu, comme une dispersion progressive vers l’extérieur de l’instrument.
Les trois percussionnistes figurent le noyau génératif des textures, à la manière de trois chercheurs de sons animés par Matthias Pintscher, qui dirige du clavier. Ces copeaux de son sont recueillis par les autres musiciens qui les retiennent, pour créer une permanence artificielle que la nature régénère à son tour en forme de continuum.
Debussy a recours à des tempos aux limites des possibilités performatives, pour créer chez l’auditeur la perception d’un matériau fluide et magmatique. Les solistes de l’ensemble doivent donc affronter aussi bien la virtuosité la plus sophistiquée de l’époque, qu’un traitement timbrique issu du développement des techniques instrumentales (qui, dans l’histoire plus récente, trouve aussi son origine à Paris, grâce à l’interaction entre l’Irma et l’Ensemble intercontemporain).

Avant Le Palais du Silence, d’après Claude Debussy, vous aviez déjà travaillé autour de musiques préexistantes, comme celles de Gesualdo, de Mozart ou de Ravel: ici, c’est au tour de Debussy. En quoi cette pièce-là se distingue-t-elle de ses aînées?
Dans mon travail de théâtre musical ou lyrique, je fais souvent référence à des musiques préexistantes, selon des modalités aussi bien subliminales qu’évidentes, pour souligner les spécificités d’un personnage, ou créer des échos et associations qui renforcent la dramaturgie. Je crois que le répertoire fait partie intégrante de l’imaginaire des compositeurs, nul ne peut s’en affranchir complètement : la musique écrite repose sur de multiples couches sédimentées que nous creusons et pénétrons plus ou moins profondément, à notre gré.
Je considère toutefois Le Palais du silence comme une pièce à part dans mon catalogue, née d’une suggestion de Joséphine Markovits et de son « charme des impossibilités ». C’est une pièce dans laquelle je me présente en tant qu’auditeur des silences évoqués et traités par Debussy, plutôt que comme compositeur.